vendredi 12 décembre 2008

HEY

Pour entamer cette route vers le bonheur, foulons le sol de nos origines.
Car avant de disparaître sur la ligne d'horizon, il faut faire une dernière écoute, une tabula rasa.
Loin de la célébration malsaine et humiliante dont la musique de Bordeaux et de ses alentours est l'objet depuis quelques temps, tendons l'ultime oreille à quelques musiciens, morts ou vifs, à leurs cris vengeurs et à leurs odes.

Hello Anglo-Saxon friends, this is the start of our road to happiness and it goes with a tabula rasa. Let's hear one last time our hometown greatest musicians scream and simper.

Tears and laughing in Bordeaux


1-The Weak Ends - unknown title
2-La Fougue d'Aziz - red
3-Donald Washington - localmotion (pour les filles)
4-Stef et Arno - el frenetico
5-Year of no Light - disorder (joy division cover)
6-Radikal Satan - les petits enfants pédés
7-Austin Townsend - after before now
8-Shunatao - I am the cook
9-Pull - intention (zooey remix)
10-North/Mike Peter - one million bpm
11-Cheval de Frise - fresques sur les parois secrètes du crâne

THE NOISIEST

Vous êtes ici.

Planche droite

Henry Ford télépathe



Ca me surprend toujours un peu... Non. Ca me gêne toujours quand les gens parlent de mon boulot usant de l'emphatique terme « librairie ». Okay, il y a des livres. Okay, je les vends. Okay, même je fais des marges dessus. Il faut bien gagner sa croûte, et ça, ça vaut mieux qu'autre chose... Voilà ce que je dis. Je ne le pense pas.

Je fume des clopes derrière le comptoir. Derrière « la caisse », pour tout dire. Je bois du café derrière le comptoir. Derrière le comptoir, c'est chez moi. C'est mon lot d'intimité. Je cache mon sac dedans. Quand on me l'a volé le sac, d'ailleurs, j'ai bien dû me dire...

Ce boulot, c'est du relationnel. Des gens. Des gens qui n'ont pas plus d'argent que moi et que je suis sensé convaincre de le dépenser dans des bouquins que je n'achèterais pas, jamais. Vu comme ça, je fais mal mon boulot. Forcément.

Il y a les gens comme je dis. Ceux-là, ils ne font penser qu'à cette force d'échec. « Forcément ». Et il y a les autres. Ceux qui n'ont pas compris ce qu'est mon boulot, ni même à quoi sert cette sorte d'entrepôt de bouquins en tous genres où je reste toute la journée. Il y a une hiérarchie de ces gens « déconnectés », « déjantés », ou ce qu'on voudra. Il y a les bons et les moins bons. Ils sont tous bons. Mais il y a concurrence, à qui sera le plus improbable. Il y a les novices; ceux qui sont tarés, mais simplement, qui n'ont qu'une seule tare. Et il y a les champions, les « cadors », qui cumulent, qui innovent, qui banalisent une tare pour mieux préfigurer la prochaine, qui sont somme de tares, « taresques », qui vivent par la tare et de la tare.

Ils viennent là pour parler. Même pas pour parler. C'est dans la nature du taré que de se montrer. Taré chez soi, même moi je le sens, c'est vain. Mais je me sais, parce que je connais, parce que j'ai écouté leurs histoires pénibles, misérables, peut-être tout simplement fantasmées, obligé de décerner la palme. Je ne parle pas du paradigme du taré, ni de l'idéal-type du taré. Je parle du crucifié des tarés, du Christ de cette veine, venu expier tous leurs péchés. En quelque sorte, le taré par excellence, mais qui en tout surpasse tout taré. Le taré qui n'est plus à l'image du Dieu-taré, de Mademoiselle Folie, mais qui est l'image même de Ladite.

C'est une femme. Laide. Comme dans les tribus primitives, son arrivée est toujours bruyante. Le silence est signe d'hostilité. Elle hurle, comme elle peut: « Bonjour! ». Sa voix, déjà, incruste l'air des ondes mijorées et pernicieuses du Chaos. Une voix stridente, à la fois amicale, comme tirée, parodiée d'un cartoon; à la fois provocante par sa rupture fréquentielle de toute quotidienneté. Elle vient souvent, n'achète rien que des livres sans intérêts, qui ne sont qu'un prétexte à échange avec le vendeur, moi. Son petit copain, qui est selon elle très intelligent, comme elle, la trompe. Elle me demande ce que j'en pense. Je lui dis que c'est un con et qu'elle doit le laisser tomber. Elle ajoute comme donnée qu'elle l'aime. Je ne sais pas pourquoi, cela m'a paru logique de faire intervenir cet élément justement à ce moment-là. Elle est très forte, voilà la raison. Je lui dis que si elle l'aime, elle doit savoir si elle est prête ou non à le quitter pour autant. Elle semble aquiescer, répétant: « je dois réfléchir ». Jusqu'ici, elle est comme tout taré, certes sur la brèche, mais ne déroute pas plus avant que cela. Mais elle va plus loin. Elle demande un papier et un stylo. Elle note deux trois phrases illisibles en même temps qu'elle les marmonne, pour enfin poser le stylo et s'exclamer: « Ca y est! J'ai réfléchi! ». Fin de la première rencontre. Elle a plongé le papier dans son sac.

Deuxième rencontre. Toujours la même entame primitive. Je suis devenu à ses yeux « le gentil monsieur bien gentil qui l'a aidée ». Son boulot, c'est de nettoyer des bouteilles vides. Son copain, il est à la même usine, il met les bouteilles vides dans des cartons. J'imagine des bouteilles de vin. Va savoir. « Vraiment, je suis très gentil, les livres sont chers, elle a acheté un pull bleu à son copain, elle cherche les lettres de mon moulin ». Je précise: « d'Alphonse Daudet? ». Elle répète: « Les lettres de mon moulin ». Je lui dis rayon littérature, c'est par ordre alphabétique. Un temps. Elle cherche. Alphonse Daudet. Alphonse Daudet. Alphonse... Elle s'écrie, douloureuse: « Alphonse Daudet, c'est à « A » comme « Alphonse »?!? ». Je ris. Elle s'ébroue, panique, gigotte, on voit presque du brouillard autour d'elle. Fin de la deuxième rencontre. Elle dit qu'elle n'aime pas l'ordre alphabétique.

Troisième rencontre. Décisive. Je dois ici préciser qu'il y a un lapin dans cette « librairie » où je travaille. Son job, c'est de captiver les enfants, de les occuper, qu'ils ne touchent pas les bouquins. Les enfants, ça déchire les bouquins. Elle arrive en gueulant. Elle « vient juste voir le lapin ». Oh! Il la reconnaît! Elle rit comme Oui-Oui, le jouet qui bosse comme taxi au pays des jouets. Ou encore Minnie, la grosse souris qui joue à touche-pipi avec Mickey, la souris pro-nazi qui a une voix bizarre. Bref. Elle le caresse. On dirait que le lapin se terre, qu'il implore, qu'il appréhende. Elle dit qu'il est content, qu'il aime ça. Il se terre, pourtant, c'est tout. Elle vient devant moi. Elle me dit qu'il est malheureux et qu'il veut sortir de sa cage. Ce genre de remarques, j'y réponds par le pragmatisme le plus cruel. Étant donnée la quantité de neurones que peut contenir la boîte cranienne de ce rongeur, il me paraît difficile d'envisager la possibilité d'une conscience, telle qu'anthropomorphiquement et vulgairement entendue. Elle n'est pas d'accord. Je peux maintenant attribuer un visage – et c'est là la clef – à sa folie. Elle est brune, une sorte d'air ravi permanent, les joues généreuses, rouges, ni fardée, ni épilée, une simple queue de cheval comme apprêt. Elle ne sait vraisemblablement pas fermer la bouche. Et ses dents en désordre m'évoquent un entrelacs de branches de palmier dans la tempête. Quelle tempête? Des dents comme ça parce que c'est comme ça. Aussi absurde que pas éteindre la lumière des toilettes, la nuit. Comme ça. Enchevêtrées. Et des yeux mouillés. Mouillés, et c'est tout. Rien dedans. Rien qui n'en sorte en tout cas.

Elle finit par m'expliquer qu'elle parle par la pensée avec son copain. Je me dis que c'est un truc qu'il a inventé pour qu'elle se taise. Mais elle me dit que c'est son don à elle, et que son copain, il sait lire les lignes de la main. Elle me demande si j'ai un don. Je dis: « Non ». Elle dit que tout le monde a un don, que je serais plus heureux si je savais le mien. Elle me dit après qu'elle parle aussi par la pensée avec les animaux, et avec le lapin. Et puis aussi avec les voitures. Elle parle avec les voitures, comme ça, télépathe. Moteur à explosion. Coccinelle VW. Choupette. Disney. Mickey, la souris pro-nazi avec une voix bizarre.

Je ris. Elle dit: « Si, c'est vrai! Vous vous moquez de moi mais c'est vrai! ». Je réponds: « Je ne me moque pas de vous, je trouve ça incroyable! ». Fin de la troisième rencontre. Je suis Ponce Pilate. Rédemption.

Quelques jours plus tard. Vers 11h30. Un vieux type. Pantalon de jogging. Décrépi. « Vous savez, monsieur, moi j'ai fait un infarctus, et j'ai failli mourir. Je suis passé de l'autre côté. Eh bien, si les gens savaient ce que j'ai vu, eh bien je peux vous dire... Il vaut mieux pas qu'ils sachent! ».


G.D