samedi 9 mai 2009

EN AVOIR – Le Crocodile de la mort, de Tobe Hooper




« Il faut encore avoir du chaos en soi pour enfanter une étoile qui danse »,
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.

Ce n’est pas un alligator, mais un crocodile que le propriétaire d’un motel miteux au fin-fond de la Louisiane, Judd, nourrit des victimes des meurtres déments qu’il commet. Le film s’ouvre sur une scène dans un bordel, où un jeune redneck, jeune homme fougueux et libidineux, veut sodomiser une prostituée qui refuse de se laisser pénétrer de cette façon. L’homme s’en plaint à la maquerelle qui licencie la pauvre fille sur le champ. Elle n’a d’autre endroit où passer la nuit que ce vieux motel, le Starlight Hotel, et finit bientôt poignardée par Judd, à coups de fourche. Magnifique meurtre à la fourche, si l’on pense à la dimension phallique du poignard. Cette prostituée, dont on apprend par la suite qu’il s’agit en fait d’une jeune fugueuse qui n’a trouvé d’autres moyens pour survivre que de vendre son corps, se retrouve poignardée par une multiplicité phallique. Que dire encore de la formidable critique de la libération sexuelle que suggère cette scène d’ouverture (le film sort en 1976) ? Mais ce n’est là encore qu’une introduction.

En effet, le hasard, ou bien est-ce la magie du cinématographe, fait qu’une famille arrive quelques temps après ce premier meurtre, pour passer la nuit au motel, dont on n’apprend que peu de choses, sinon que c’est une famille où l’atmosphère est orageuse, pour ne pas dire déliquescente. Le père est très tôt assassiné et dévoré – nous en parlerons de manière plus détaillée plus bas. La mère se trouve elle-même agressée, et leur fille s’enfuit pour se réfugier sous le plancher du motel.

Comment ne pas voir que la petite fille enfermée sous le motel serait la plus simple expression des schèmes oppressifs et dégradants imposés par la psychanalyse, en l’occurrence, le complexe d’Oedipe, ainsi que par toute tentative d’interprétation ? Cette petite enfant qui ne peut que ramper sous la maison, ce foyer de fortune, en pleurant et en appelant sa mère ne fait-elle pas écho au violent dégoût d’un Deleuze dans L’Anti-Oedipe ? En ce sens, le vieux Judd, interprété remarquablement par Neville Brand, propriétaire du motel et meurtrier aux allures tourmentées et paradoxales d’un Kinski, serait proprement ce regard interprétant, analytique. « Ils ne voient pas ce que je vois, ils ne voient pas ce qu’il faut », s’écrie-t-il à un moment, renvoyant à cette volonté du cinéma de faire voir ce qu’on ne voit pas, thème cher au trop célèbre Jean-Luc Godard. Ils ne voient pas ce qu’il faut voir, à commencer par ce crocodile énorme perdu au milieu du bayou. Les personnages ne voient pas ce que voit Judd, ils ne voient pas ce que voit le cinéaste, tous deux sujets d’un œil qui décortique, analyse, élabore, et de ce fait, les isole. Tobe Hooper insiste sur la grande solitude de Judd. On peut un moment le voir, nous ne dirons pas méditer, mais cogiter, peu après un meurtre, taraudé, dans ce qui semble sa chambre, garnie d’objets absurdes. Et ce qui sans doute occupe ses pensées, c’est comment justifier ce qui est pour les autres, incompréhensible, à savoir, le meurtre au nom de son crocodile, au nom de cette vision particulière dont il se fait fort. Tout cela en posant des mains hagardes sur sa jambe de bois, dont on peut penser qu’elle remplace une jambe réelle abandonnée au crocodile, sacrifiée aux mâchoires immenses du crocodile. Jusqu’où peut aller le cinéaste pour satisfaire aux exigences de sa pensée ? Que peut-on sacrifier à l’art, quand celui-ci demande le pire ? Telles sont les questions que semble poser Tobe Hooper, tout à coup.

Tous pensent qu’il s’agit d’un alligator, mais c’est un crocodile, qui vient « de très loin », comme le souligne désespérément Judd. Et ce crocodile dévore les victimes de ce qu’on ne peut certainement pas considérer comme son maître, mais bien plutôt comme un séide docile et fasciné. Fasciné par ce qui n’est pas, ainsi que le prétend un certain Jean Baptiste Thoret dans les compléments de l’édition DVD du film, une pâle tentative de reproduire le requin des Dents de la mer, imposée par les producteurs. Que le crocodile soit imposé par les producteurs, ce qu’on peut aisément envisager, n’empêche pas Hooper d’en faire une présence sourde, neutre et insensible, qui n’attend pas simplement sous l’eau, mais veille et observe. Il veille jusqu’à ce qu’il puisse dévorer, et tout ce qu’il dévore ce ne sont plus que des cadavres atrocement poignardés par Judd.

C’est là un symbole nu de la caméra. Le crocodile n’effraie pas par sa présence, mais il est cet en dehors du monde humain, ce pré-humain qui détermine et rend possible toute la folie de Judd. De la même façon qu’il y a, si nous suivons Deleuze, toujours du pré-philosophique qui rend possible la philosophie, un en-dehors de la philosophie sur lequel elle se fonde, de la même façon, la caméra est cet en-dehors du cinéma, pur outil, sur lequel celui-ci se fonde. Jamais, ce que Thoret considère comme une faiblesse du film, jamais la caméra ne s’aventure dans les eaux du marais. Autrement dit, jamais Hooper ne permet un plan subjectif du crocodile, ce qui va tout à fait à l’encontre du travail de Spielberg avec son requin. Il est toujours montré comme sous la surface brumeuse du marais, présence invisible, suggérée, qui ne peut surgir hors de l’eau, n’apparaître que suite au meurtre et dans une débauche de violence, dans un désordre de boue et l’hystérie de Judd, pour emporter sous la surface, dans cet espace pré-cinématographique, les personnages. Tout comme une caméra ne peut surgir à l’écran sans provoquer l’hystérie, sinon le rire – les doigts d’une main ne suffisent pas pour en dénombrer la quantité d’exemples. Tout comme le Réel de Jacques Lacan ne peut surgir dans la réalité symbolique sans qu’elle s’effondre, et avec elle, toute sa structure. Ce vieux Judd (cinéaste) met à mort les pauvres erres qui échouent dans son motel (cadre/réalité), pour en nourrir le crocodile (caméra/Réel)…

Ce que Judd aperçoit, cette vision spéciale qui le caractérise, c’est ce Réel qui est insupportable aux autres, qui se réfugient dans le symbolique. Le crocodile constitue cette expérience désastreuse du Réel. En ce sens, le crocodile et le marais sont un espace sacré pour Judd, dont le motel est l’autel, à défaut d’être un véritable hôtel, où s’opèrent les sacrifices, où littéralement, les meurtres sont rendus sacrés – sacri-fices. Espace sacré car espace sans loi, sans ordre, dégagé de toute finalité, de tout impératif rationnel, pure immanence et pur anonymat, « part maudite » du bayou, pour emprunter le célèbre concept de Georges Bataille.

Dès lors, le rapport de Judd à l’animal, du cinéaste à la caméra, serait donné par Tobe Hooper comme un jeu de massacre. Aussi vrai que la caméra dévore, se nourrit, aussi vrai que l’appétit interprétatif, ou pourrions-nous dire, la volonté de puissance du cinéaste prend forme, il n’en reste que des corps inertes et sans vie. Le Crocodile de la mort est un film dont l’ambition n’est rien moins que d’exprimer l’impossibilité, la sublime et tragique tentative du cinématographe de s’approprier la vie, de témoigner de la vie – on est loin du verdict malveillant de Thoret, qui ne voit là qu’un film mineur de Hooper. Car le crocodile n’avale jamais un seul être vif, seulement des dépouilles désarticulées, les yeux encore ouverts et luisants, à une exception près – d’autant plus surprenant que le film a pour titre « Eaten alive », dans sa version anglaise, mais cela confirme en un sens que le film parle bien de ce que tente tragiquement le cinéma, et indirectement seulement de ce qu’il produit.

Le seul être que le crocodile emporte vif, c’est le petit chien qui appartient à la petite fille, intelligemment appelé Snoopy. Cette disparition donne lieu à une scène troublante. Alors que la famille s’est réunie dans sa chambre, que la fille pleure et sanglote la tête enfoncée dans un oreiller, le ton monte entre les parents, et le père, qui semble à bout de souffle, se met à aboyer, métamorphosant l’atmosphère électrique de cette chambre moite en apothéose de cruauté. Et cette cruauté qui révèle tout le ressentiment qui a pu s’accumuler au sein de cette famille n’est que la résonnance traumatique de l’apparition du crocodile, le reflux monstrueux de l’expérience du Réel.

Et tout dans l’esthétique du film tend à rendre tangible cette expérience hallucinée du Réel. Le film a été en effet réalisé en studio. S’il est une remarque du critique Jean-Baptiste Thoret qui mérite d’être retenue, c’est bien le fait que ce choix esthétique va tout à fait à l’encontre de ce que font la plupart des réalisateurs dans les années 70, sortir des studios et filmer en extérieur. Tobe Hooper préfère rester en studio, et l’on pense parfois à La nuit du chasseur (Charles Laughton), classique également tourné en studio, ce qui apporte cette lumière propre au rêve ou l’hallucination. Après que le père de famille ait aboyé, on peut voir la mère faire sa toilette, dans une salle de bain sombre environnée d’une lumière rouge, se dévêtir doucement et silencieusement, se dénuder pour dévoiler son intimité. Et l’accent artificiel de la lumière donne à cette scène une dimension picturale, sinon sculpturale comme l’on découvre la blancheur de sa peau et les contours fins de son corps qui apparaît dans toute sa vulnérabilité.

Ce n’est pas un défaut de réalité mais le cinéma se découvrant comme production intensive et intempestive de Réel et de corporéité. Il n’y a plus dans ces films de distance entre l’art et la vie. Ce ne sont pas des films introspectifs, mais extraspectifs, ou pour reprendre un terme cher à Isidore Isou, nous avons affaire à du cinéma discrépant (dans son Traité de bave et d’éternité). Cinéma de la différence, cinéma de la discorde, cinéma du désaccord, cinéma qui sonne faux. Et cette fausseté, ce mensonge sont la garantie d’une approche, non plus simplement de la vérité, mais de l’Idée deleuzienne, ce foyer instable, métamorphique de concepts, gouffre où s’entremêlent les choses et les mots, immanence et transcendance.

Si Le Crocodile de la mort est bien, ainsi que le souligne Thoret, un film de Tobe Hooper qui est très personnel, il n’a cependant rien à voir avec une catégorie de films tels que L’heure du loup (Ingmar Bergman), Eraserhead (David Lynch), Tetsuo (Shinya Tsukamoto), films introspectifs et complexes, où s’entremêlent plaidoyer cinématographique et structures charnelles des auteurs. Ces trois films, si l’on peut dire, en ont dans le ventre. Cela n’implique pas que La nuit du chasseur, ou celui qui nous intéresse, Le Crocodile de la mort, ne soient pas pour autant des films tout aussi impressionnants. En ce sens, il nous faudrait revenir à l’expression anglo-saxonne : « have guts », avoir des entrailles, avoir des viscères. Traduite généralement par « en avoir dans le ventre », nous lui préfèrerons une forme plus laconique : en avoir. Et si Le Crocodile de la mort n’est pas un film dont on puisse dire qu’il en a dans le ventre, nous admettrons tout de même qu’il en a, mais qu’il ne s’agit plus de posséder quoi que ce soit « à l’intérieur », mais de se ressaisir tout entier dans cette possession. En d’autres termes, ce qui a lieu ici n’est plus DANS le ventre, CE SONT les viscères ou les entrailles, mises à nu. Ce n’est plus DANS le corps, C’EST le corps.

« Depuis que je connais mieux le corps, — disait Zarathoustra à l'un de ses disciples — l'esprit n'est plus pour moi esprit que dans une certaine mesure ; et tout ce qui est « impérissable » — n'est aussi que symbole. »
« Je t'ai déjà entendu parler ainsi, répondit le disciple ; et alors tu as ajouté : « Mais les poètes mentent trop. » Pourquoi donc disais-tu que les poètes mentent trop ? »
« Pourquoi ? dit Zarathoustra. Tu demandes pourquoi ? Je ne suis pas de ceux qu'on a le droit de questionner sur leur pourquoi.
[…]
Pourtant que te disais un jour Zarathoustra ? Que les poètes mentent trop. — Mais Zarathoustra lui aussi est un poète.
Crois-tu donc qu'en cela il ait dit la vérité ? Pourquoi le crois-tu ? »
Nietzsche – Ainsi parlait Zarathoustra, « Des poètes ».

G D